
Les activités orchestrées par Ishpingo en faveur de l’environnement et des populations locales ne dépendent pas uniquement de nous. La politique nationale et internationale influent sur notre marge d’action. Alors pour contextualiser notre bilan 2024, un peu d’actualité.
#1 Contexte
L’année 2024 s’est inscrite dans la continuité d’une profonde instabilité politique en Équateur. Élu à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale en 2023, le président Daniel Noboa a rapidement orienté son mandat vers une politique sécuritaire face à une vague de violence liée au narcotrafic. L’instauration de l’état d’exception et la militarisation de plusieurs provinces ont cependant suscité de nombreuses critiques, notamment de la part d’organisations de défense des droits humains, en raison de violations graves et répétées.
Bien que la province du Napo, où nous opérons, demeure relativement préservée, la présence croissante de groupes criminels et l’intensification de l’orpaillage illégal y affectent fortement les communautés indigènes. Cette insécurité fragilise l’économie locale, déjà marquée par la pauvreté, la dépendance au secteur informel et une forte inflation. Dans un contexte de récession annoncée, la hausse du prix du cacao a entraîné un engouement pour des modèles agricoles intensifs, souvent au détriment de l’environnement.
À cela s’ajoutent les effets du changement climatique, amplifiés par le phénomène El Niño, entrainant d’importantes sécheresses, des coupures d’électricité prolongées. Nous avons notamment constaté en 2024 une baisse de la fructification de certaines espèces que nous utilisons dans nos modèles agroforestiers, menaçant notre approvisionnement en graines.
À ces tensions politiques s’ajoute le fait que nous avons rencontré certaines difficultés à trouver des mécènes pour nous soutenir. Le financement des projets de développement en général n’est pas au beau fixe et nous en prenons note en revoyant à la baisse nos objectifs. 2024 a donc été une année de stabilisation, contribuant à maintenir les avancées obtenues l’année précédente.
L’analyse complète du contexte politique Équatorien en 2024 est disponible dans un article dédié : [ Consulter l’analyse ]
Il y a quand même quelques changements notables. Impossible autrement chez Ishpingo. Nous déplorons le départ de Félix Nieto qui aura été un pilier d’Ishpingo durant ces 5 dernières années. Nous lui souhaitons une bonne continuation dans ses futurs projets et nous sommes certains qu’il saura semer la graine Ishpingo là où le vent le mènera.
La team Ishpingo en action.
Gwendal Bodéré, ancien service civique, est embauché pour lui succéder en tant que coordinateur des projets de reforestation. Il forme un binôme très complémentaire avec son collègue kichwa Hendry Grefa. Paul Weulersse, également ancien service civique, est embauché pour mettre toute son énergie au service de la biodiversité. Ils pouront compter sur le soutien de 3 services civiques : Benoit Konradowski, Raphael Dancar et Clément Thion.
#2 Reforestation
20 ans après nos débuts, la reforestation est notre cœur de métier et nos plus fidèles partenaires financiers souhaitent que ça le reste. Alors, tout comme les 3 dernières années, ce sont près de 70 000 arbres fruitiers, de bois d’&oelig:uvre et d’espèces médicinales qui ont été plantés sur les terres dégradées de nos agriculteurs partenaires. Au total, ce sont 16 groupes de bénéficiaires (environ 240 personnes) qui ont pu être formés aux techniques de pépinière et à l’agroforesterie.
Nous essayons toujours d’augmenter la biodiversité pour que les agriculteurs locaux soient encore plus résilients en diversifiant leur alimentation et produits agroforestiers commercialisables. Toujours plus d’espèces de bois d’œuvres, de fruitiers, d’arbres médicinaux. Nous travaillons aujourd’hui avec environ 60 espèces différentes. De quoi réaliser de belles plantations agroforestières.
Cette année nous avons aussi essayés de coupler la recherche sur la biodiversité avec la reforestation. Et deux projets spécifiques de reforestation ont vu le jour.
La reforestation en collaboration avec les femmes des communautés de la Isla Anaconda. Cette « île » d’une superficie d’environ 300 hectares se situe entre le fleuve Arajuno et le fleuve Napo. Elle n’est accessible qu’en canoé. Ces femmes vivent près d’un centre de sauvetage de faune locale appellé AmazOOnico qui existe depuis 1993. Ce centre travaille avec le ministère de l’Environnement Èquatorien et il lui est confié les animaux confisqués issus du trafic illégal ou accidentés. Le but de ce centre est de réintroduire les animaux qui le peuvent dans une forêt protégée leur appartenant et appelée « Selva Viva » d’environ 1700 hectares. C’est aux femmes de la communauté, organisées en association de producteur, que le centre de sauvetage achète deux fois par semaine des fruits pour alimenter les animaux. Cependant, les productions sont bien en dessous de la demande aussi bien en volume qu’en terme de biodiversité.
Des discussions avec ces femmes kichwas nous ont permis d’adapter le projet classique de reforestation en fonction de leur situation et expectative. Elles ont émis le souhait et le besoin de participer à notre projet de reforestation, mêlant le bois d’œuvre, les fruitiers, la médecine traditionnelle, mais aussi une trentaine d’espèces silvestres particulièrement appréciées des oiseaux et mammifères de l’Amazonie afin de reboiser leur terre et avoir des quantités suffisantes et diversifiées de produits à commercialiser. Une part de la production sera utilisée pour l’alimentation familiale, mais cette opportunité de vente avec l’AmazOOnico est unique et leur permettrait d’augmenter leurs revenus et de s’impliquer aussi dans la préservation de la réserve. Chaque année, AmazOOnico achète environ pour 25 000 USD de fruits à ces femmes, mais du fait de manque de production ils sont obligés d’acheter des fruits exotiques issus de l’agriculture conventionnelle. Le canal de distribution est donc là. Il n’y a plus qu’à planter.


Projet de reforestation sur l’île Anaconda
L’autre projet spécifique est la plantation dans une vingtaine de réserves écologiques et/ou écotouristiques, environ 10 000 arbres de plus ou moins 200 espèces différentes dont les fruits, les graines, les fleurs sont consommées par les oiseaux ou les mammifères. Ce sont majoritairement des réserves d’avitourisme (tourisme d’observation des oiseaux), une activité très prisée par les photographes qui permet aux propriétaires des réserves d’avoir des revenus tout en préservant leur forêt. Ishpingo les accompagne dans la production de plants dans une pépinière construite dans chaque réserve ainsi que dans le reboisement d’aires dégradées (en général en bord de route). La biodiversité et le couvert forestier vont ainsi considérablement augmenter. Et une fois en production, ces nouvelles espèces permettront d’augmenter l’affluence et la diversité d’oiseaux dans chaque réserve, les rendant ainsi plus attractifs pour les touristes.
Pour parvenir à réaliser ces projets de reforestation originaux, un laborieux travail de recherche a été nécessaire. C’est un travail d’observation des interactions entre la faune et la flore, mais également de collecte des restes laissés par les animaux après leurs repas comme des fèces, des noyaux, des fruits grignotés, des fleurs butinées, etc. Pour chaque espèce de plante nous dressons une liste des espèces animales qui la consomme et surtout nous collectons ses graines pour les mettre à germer. La recherche se poursuit en pépinière car même si une grosse partie du travail est d’établir la liste des arbres les plus consommés, la seconde partie est tout aussi complexe : maitriser le processus de germination et de reforestation de ces espèces natives, a priori jamais cultivé.
#3 Mesure de la biodiversité
Cette recherche, avec pour finalité la reforestation, s’inclus dans le projet plus global de mesure de la biodiversité de la forêt amazonienne en vue de la protéger.
Car pour proposer des activités alternatives durables aux populations locales ou contribuer à déclarer la région comme étant un hotspot de biodiversité à l’échelle mondiale, il nous faut renforcer nos connaissances sur les innombrables ressources que procure la forêt primaire (flore et faune). Cela passe par le développement d’un programme de recherche approfondie et sur du long terme. Entrepris en 2023, ce programme ambitieux vise à mesurer la biodiversité dans ce territoire de 10 000 hectares en bordure du parc Llanganates et essentiellement recouvert de forêt primaire. Nous réalisons également des études dans d’autres secteurs de la région amazonienne, entre 300 et 1300m d’altitude.
Pour cela, nous sommes équipés de matériel pour camper (tentes, matelas gonflables, duvets et tarp), de matériel d’observation et de mesure (jumelles, laser, enceinte, GPS, téléphone, piège acoustique, micro parabolique, lampes frontales et caméras de chasse) ainsi que de matériel de photographie (objectifs, flash externe).
Pour l’acquisition de données, nous avons fait appel à des scientifiques ornithologues, herpétologues, botanistes et aux gardiens du parc national qui dépendent du ministère de l’environnement. Ces professionnels plus expérimentés que nous, nous ont aidés à mettre en place des protocoles de mesure et à les appliquer sur le terrain. Grâce à notre participation à de nombreux évènements liés à la biodiversité, notre réseau s’est considérablement étendu et nous envisageons des collaborations avec différentes organisations pour développer des projets de conservation.
15 jours de sorties ou expéditions dédiées à l’étude des mammifères, nous ont permis de poser 10 pièges photos dans différents secteurs de la zone d’amortissement. Les résultats ont été au-delà de nos espérances puisque nous avons pu constater la présence, à la fois du Jaguar, du Puma et de l’Ours Andins ce qui prouve la méga-diversité de la faune de parc national et de sa zone d’amortissement. Lors de marches lentes sur les sentiers, à l’affut et à l’écoute, avec jumelles, nous avons également réalisé de nombreuses observations directes de la plupart des mammifères présents en Amazonie.
Pour mesurer la diversité d’oiseaux sur la zone d’amortissement nous avons mis en place un rythme régulier de sorties. Équipés de jumelles et de l’application Merlin Bird ID, 40 sorties matinales en forêts primaires et en réserves nous ont permis d’enregistrer plus de 250 espèces d’oiseaux sur les 1000 espèces que compte l’Amazonie équatorienne, notamment le Coq de Roche, l’Ara militaire, les trois espèces de grands toucan amazonien, des rapaces rares et mythique comme l’aigle orné et plus de 20 espèces de colibri.
L’observation des reptiles et amphibiens, principaux bio-indicateurs des activités anthropiques, se fait de nuit, équipés de lampes frontales. Lors des 20 nuits passées en forêt, nous avons identifié plus d’une centaine de reptiles et d’amphibiens avec certaines données extrêmement rare telles que des grenouilles de verres à priori non décrites et les serpents les plus mythique d’Amazonie.



Quelques spécimens rares observés par l’équipe Ishpingo au cours de ses expéditions en forêt.
Nous poursuivons également la recherche des arbres mères qui produisent les graines nécessaires aux différents projets de reforestation. Durant les 40 sorties botaniques en forêts primaires et en réserves nous en avons inventorié près de 150.
En 2024 et après plus de 50 sorties en forêt, allant jusqu’à 5 jours de marche du camp de base, nous avons ouverts et cartographiés 150km de sentiers sur 17 secteurs dans la zone d’amortissement et récoltés plus de 2000 observations d’espèces animales.
Toutes les informations relatives à la biodiversité, récoltées lors de chaque sortie ou expédition ont été stockées dans des bases de données pour être consultées, analysées ou restituées sous forme de cartes. Ces bases de données sont connectées informatiquement avec nos cartes pour permettre une visualisation spatiale des observations.
Ces informations, indispensables pour pouvoir mettre en place des projets de « valorisation de la biodiversité » avec les populations locales, sont partagés avec d’autres organismes de recherches.
#4 Méliponiculture
Le projet de méliponiculture ou élevage d’abeilles natives amazonienne, initiée en 2022 a pris de l’ampleur. L’année 2024 nous a d’abord permis d’acquérir les connaissances nécessaires au développement de projets avec les bénéficiaires, notamment grâce à de laborieuses recherches bibliographiques et la participation à des ateliers de formations avec d’autres méliponiculteurs expérimentés. Nous sommes maintenant bien formés à l’extraction d’essaims sauvages, à la construction des ruches selon le modèle INPA (Instituto Nacional de Pesquisas da Amazônia), aux techniques de divisions et d’entretien des ruches. Ces connaissances nous ont permis de créer un rucher modèle ou les ruches sont reproduites afin d’être distribuées par la suite aux bénéficiaires.
Tout d’abord 17 essaims sauvages ont été prélevés dans des fermes ou forêts et transférés dans notre rucher modèle. Les ruches ont ensuite été divisées, nous permettant d’obtenir fin 2024 un total de 35 ruches.
Ishpingo travaille sur la méliponiculture depuis 3 ans déjà.
En parallèle nous partageons nos expériences avec d’autres méliponiculteurs de la région afin d’améliorer notre méthodologie. Nous réalisons aussi des échanges de lignées avec certains afin d’assurer la diversification génétique des abeilles.
En fin d’année, un groupe pilote de 11 personnes a été constitué, appartenant à trois villages différents. 11 ruches de notre rucher modèle ont été remises à chacun des participants au projet. Chacun a également reçu des outils de base pour faciliter la manipulation des ruches ainsi que 35 plantes mellifères de 10 espèces différentes. Ces plantes sont cultivées dans notre pépinière. Les espèces ayant été sélectionnées pour être les plus nutritives pour les abeilles. Trois ateliers ont été organisés avec le groupe pilote pour les former aux principales techniques permettant de prendre soin et de gérer une ruche.
Nous aimerions que d’ici quelques années, chaque agriculteur le souhaitant puisse posséder sa ou ses ruches. Malheureusement le rythme de division est bien trop lent pour qu’Ishpingo puisse couvrir le besoin en essaims de milliers de personnes. Nous comptons donc sur la solidarité et le partage entre habitants d’un même village en demandant à chaque bénéficiaire ayant reçu une ruche par Ishpingo, d’en offrir une a un proche, une fois la division faite. L’idée d’une chaine de faveur est lancée. Un peu utopiste, Ishpingo le reconnait, mais il est bon de rêver parfois…
#2 Commercialisation de produits agroforestiers et éducation environnementale
La commercialisation locale de nos confitures et pulpe est en augmentation mais le temps nous fait défaut pour pouvoir nous y consacrer pleinement et ainsi obtenir des résultats de ventes conséquents.
L’exportation de l’huile essentielle d’ishpink est au niveau 0 pour la 2eme année consécutive. C’est préoccupant. Nous avons essayé avec les moyens dont nous disposons de retrouver des acheteurs. Malheureusement les recherches n’ont pas débouché sur quelque chose de concret. Mais nous gardons espoir…



Promotion des produits Mishkimama, issus des programmes de reforestation.
Le programme d’éducation environnementale est maintenant bien rodée. Pour être préparés à leur vie d’adulte dans un monde changeant, ces jeunes actifs doivent connaître les problématiques actuelles de réchauffement climatique, d’érosion des sols, des effets néfastes des produits chimiques et découvrir des voies alternatives à celles qu’ils ont connues à travers la ferme familiale. Notre programme traite de cela et les élèves sont très attentifs. Son succès réside en grande partie dans des ateliers pratiques, des marches en forêt primaire, la visite de notre ferme expérimentale et des expérimentations qui leur permettent de mieux assimiler certains concepts. Le tout dans la joie et la bonne humeur.
150 élèves de 6 écoles ont pu en bénéficier en 2023 – 2024 et une centaine d’élèves de 3 autres établissement en 2024 – 2025. Les enfants comprennent beaucoup de choses, participent et apprennent avec le sourire aux lèvres. Et même si les résultats ne sont pas palpables aujourd’hui, nous avons la certitude que ce sont eux qui seront les acteurs de la transition écologique dont la forêt amazonienne dépend pour sa survie.
Ishpingo sembrando el futuro.
Antoine VULLIEN, FLore MOSER et toute l’équipe Ishpingo.