#1 Problématique
Pour obtenir des fruits, il est indispensable que les fleurs des arbres soient pollinisées. Or, nous savons que l’utilisation de produits chimiques est létale pour les insectes pollinisateurs et que dans certaines régions du monde, ils font déjà cruellement défaut.
L’Amazonie n’y échappe pas car même si l’utilisation d’intrants chimiques n’est pas encore généralisée, l’irrégularité de la saisonnalité des pluies due au changement climatique provoque une diminution de la floraison.
Une des principales familles pollinisatrices est celle des abeilles. Il existe dans le monde plus de 20 000 espèces d’abeilles, dont une petite partie (environ 500 espèces) se caractérisent par l’absence de dard et sont réparties principalement dans les régions tropicales et subtropicales.
Ces abeilles amazoniennes inoffensives sont appelées les Mélipones. En Équateur, environ 200 espèces d’abeilles sans dard ont été identifiées ces dernières années. Mais il en existe probablement beaucoup plus. Elles appartiennent à 22 genres, dont les principales sont les Melipona, Trigona et Geotrigona.
La plupart logent dans les cavités naturelles des arbres mais certaines espèces vivent sous terre. Chacune a un comportement différent et produit un miel de qualité très variable. Il y a des miels très sucrés, d’autres beaucoup plus acides, et même certains miels franchement infects voire non comestible. En plus de leur rôle dans la pollinisation, certaines espèces de mélipones produisent un miel aux vertus médicinales reconnues qui génèrent des revenus pour les familles qui le prélèvent, contribuant ainsi à la sécurité alimentaire et à la santé humaine.
À titre d’exemple, le miel de la « chullumbo » est appliqué sur les yeux pour soigner voile, ptérygion et début de cataracte, ceux de la « sara mishki » et de la « yana cushillu mishki » sont appréciés pour son délicieux gout sucré mais aussi pour ses vertus curatives au niveau du système respiratoire. La cire de la « putan » sert d’ imperméabilisant dans le processus d’élaboration traditionnel de céramique ou dans leur réparation quand elles sont fêlées.
Impossible de nier que les abeilles sont un cadeau du ciel fournissant toutes sortes de bienfaits et qui ne demande rien de plus que d’être respecté et protégé.
Outre la déforestation, le changement climatique et l’utilisant de produits chimiques dans l’agriculture, le problème majeur rencontré est la récolte prédatrice des populations locales pour prélever le miel. En effet, traditionnellement, à l’époque où il n’existait qu’une immense forêt très peu peuplée, les populations indigènes coupaient l’arbre où se trouvait l’essaim, ouvraient le tronc et récoltaient toute la cire et le miel. La reine et ses soldats n’avaient plus qu’à essayer de retrouver rapidement une cavité dans un nouvel arbre pour reconstituer un essaim mais leur destin était probablement voué à la mort. Cette tradition perdure mais malheureusement la surface de forêt a été largement réduite et la population a considérablement augmentée. Le prélèvement traditionnel n’est plus viable et conduit inexorablement a la raréfaction des essaims sauvages. Il faut donc se réinventer en proposant une exploitation durable de la ressource miel et cire.
#2 Un changement de pratique nécessaire : du prélèvement en forêt à l’élevage dans les fermes
Nous nous efforçons de mettre en place depuis 2022 un projet d’élevage des abeilles mélipones dans les plantations agroforestières des agriculteurs, anciens bénéficiaires des projets de reforestation.
Une gestion technique des abeilles indigènes sans dard, appelée méliponiculture, permettrait non seulement leur protection, mais aussi pourrait générer une alternative de production durable qui n’implique pas de déforestation et qui s'adapte aux cultures productives et aux moyens de subsistance de la région.
2.1 – La constitution d’un savoir-faire en passant par une phase de recherche et d’expérimentation
La méliponiculture étant relativement méconnue, nous avons passés 3 années à acquérir les connaissances nécessaires à la mise en place d’un projet en collaboration avec les agriculteurs bénéficiaires. Nous avons débuté par de laborieuses recherches bibliographiques et la participation à des ateliers de formation avec d’autres méliponiculteurs expérimentés.
Parmi les différentes espèces natives présentes dans notre zone de travail, nous avons sélectionné la Melipona eburnea pour son importance dans la pollinisation des espèces présentes dans les plantations agroforestières, sa production relativement importante de miel d’excellente qualité et sa facilité d’adaptation aux ruches technicisées ou elle prospère rapidement. Produisant un miel très convoité par les populations locales, ce sont les essaims sauvages les plus menacés par la prédation humaine.
Une fois l’espèce de mélipone déterminée, nous avons mis en pratique nos connaissances dans notre rucher expérimental qui s’est peu à peu converti en un verger où les ruches sont multipliées afin d’être distribuées par la suite aux bénéficiaires. Le rucher est devenu un havre de paix pour les abeilles puisque nous les alimentons et les protégeons des prédateurs afin d’accélérer leur développement et leur reproduction.
Mais pour y parvenir, le chemin fut laborieux. Nous avons commencé par constituer une réserve de diversité génétique avec différentes lignées. Pour cela, nous avons prélevés 17 essaims sauvages dans des fermes ou forêts, en priorisant les essaims trouvés dans des arbres abattus ou naturellement déracinés. Ces essaims sauvages ont été transférés dans notre rucher expérimental situé dans un verger riche en espèces fruitières. Les abeilles ont été nourries, protégées puis les ruches ont été divisées, nous permettant d’en obtenir plusieurs dizaines.
Pour comprendre chaque réussite ou échec, nous avons partagés nos expériences avec d’autres méliponiculteurs de la région. Cela nous a permis d’améliorer petit à petit notre méthodologie. Aujourd’hui encore, ce réseau de méliponiculteur est actif. Nous réalisons régulièrement des échanges de lignées afin d’assurer la diversification génétique des abeilles.
Tout cet apprentissage théorique couplé à 3 années expérimentation dans notre rucher nous ont permis de monter en compétence : de l’extraction d’essaims sauvages à la construction de ruches selon le modèle INPA (Instituto Nacional de Pesquisas da Amazônia) en passant par les techniques de divisions et d’entretien des ruches. Cette démarche empirique nous a également permis d’identifier les espèces végétales préférées des mélipones et celles qui permettent d’obtenir un miel de qualité supérieure. À partir de là, la transmission de ce savoir aux populations locales est devenue possible.
2.2 – La transmission de ce savoir faire aux populations locales pour un élevage durable des abeilles
Elle a commencé en 2024, année où un groupe pilote de 11 personnes appartenant à trois villages différents a été constitué. 11 ruches de notre rucher modèle ont été remises à chacun des participants au projet. Chaque bénéficiaire reçoit également des outils de base pour faciliter la manipulation des ruches ainsi que 50 plantes mellifères de 15 espèces différentes cultivées dans notre pépinière. Les espèces ayant été sélectionnées comme étant les plus nutritives pour les abeilles. Trois ateliers ont été organisés avec le groupe pilote pour les former aux principales techniques permettant de prendre soin et de gérer une ruche.
Chaque année nous sélectionnons ainsi entre 10 et 20 agriculteurs ayant démontrés leur sérieux et leur intérêt pour la méliponiculture (pollinisation, tourisme communautaire, extraction de miel, conservation…). Ils sont invités à des ateliers théoriques et pratiques durant lesquels leurs sont expliqué la biologie des abeilles, leurs besoins et les soins à prodiguer en cas d’attaque par des pathogènes ou nuisibles, la façon de construire les ruches INPA (modèle de ruche à étages), le sauvetage d’essaims, la division, l’extraction raisonnée de miel. Chaque agriculteur, après le troisième atelier reçoit alors une ruche, une base pour poser la ruche, un toit et un kit d’outil. Nous les accompagnons jusqu’à la 1ère division quelques mois plus tard.
Ayant pour objectif la propagation rapide de ruches mélipones et ne pouvant y parvenir avec notre unique rucher, nous avons un accord verbal avec les bénéficiaires qui stipule qu’une fois réalisée la première division de la ruche, la nouvelle ruche obtenue sera offerte à un autre agriculteur (voisin, famille) qui rejoindra alors le cycle de formation dispensé par Ishpingo. L’agriculteur ayant offert la ruche a quelqu’un d’autre, est alors libre de repartir sur un cycle de division de sa ruche pour en obtenir plusieurs ou de commencer à prélever le miel pour le consommer ou le vendre.
Un réseau entre bénéficiaires est mis en place. Il permet l’échange d’informations, de ruches et de lignées génétiques pour ceux souhaitant posséder plusieurs ruches.